Que ce soit dans la vie de tous les jours ou la scène musicale dans laquelle nous évoluons, c’est une autre façon de concevoir et d’aborder nos existences et la musique que nous défendons. Nous ne voulons pas une part d’un gâteau empoisonné que se partagent les acteurs, à quelque niveau que ce soit, d’une industrie du disque morbide et vénale. À la limite, nous voudrions que ceux que nous combattons politiquement à travers nos créations « artistiques » se goinfrent avec le gâteau et crèvent.
La course à la réussite économique et sociale ne nous intéresse pas. Nous avons fait des choix clairs, qui impliquent le fait que nous ne vivrons jamais de notre musique. Quand je dis cela, j’entends par là que nous ne mènerons pas une vie de bourgeois plein de fric en prétendant faire de la musique engagée et politique, en totale opposition avec le contenu de nos textes et de nos principes. Si on peut payer quelques factures « obligatoires », bouffer un peu en faisant des concerts et en vendant quelques CD équitablement, pourquoi pas ?
Comment peut-on concevoir de s’enrichir personnellement en dénonçant la misère et les souffrances des autres ? Pourquoi l’exigence théorique et pratique que l’on a en politique ne serait-elle pas pertinente en matière de création musicale ?
Tout est politique, non ?
Cela ne veut pas dire, comme certains le pensent, que la diffusion d’une œuvre artistique militante ne peut pas se faire dans un cadre festif. Nous sommes entièrement d’accord avec le slogan : « La fête oui ! La lutte aussi ! » La différence avec l’industrie du disque et ses défenseurs, c’est que pour nous, le mot divertissement ne rime pas avec argent et profit.
Quand nous combattons la logique marchande de l’industrie du disque et l’existence même d’une industrie qui régit la « création artistique humaine » sous toutes ses formes, nous nous inscrivons dans un cadre plus global. Cette lutte par des moyens utilisant d’autres supports que ceux classiques d’une organisation politique s’inscrit dans un ensemble d’initiatives qui ont pour but de résister collectivement à l’emprise qu’a sur nos vies la société capitaliste. Nous voulons la destruction totale de ce système.
Nous nous définissons comme anarchistes ou libertaires et nous menons notre lutte dans le « réel », alors oui, comme tout le monde nous souffrons de contradictions que nous essayons de réduire au maximum. Notre force ne se trouve pas dans l’idée que nous sommes détenteurs d’un purisme artistique et militant à toute épreuve. Notre force se situe dans la façon que nous avons de lutter et de gérer nos contradictions et dans l’énergie que nous y mettons chaque jour. Dans la souffrance et la douleur que cela implique (toutes proportions gardées…)
Je suis d’accord, faire de la musique et des CD dans nos sociétés capitalistes n’est peut-être pas le meilleur moyen de lutter contre leurs contradictions et de mener un combat politique. Néanmoins, nous pensons que notre attitude à un moment donné peut avoir valeur d’exemple. Pas de modèle, juste des exemples à suivre ou pas. Nous voyons notre action comme un moyen de diffuser des idées.
Le fait que nous nous donnions en « spectacle » implique une réflexion sur l’image et la figure de soi, et sur la perception de notre discours, le lieu et le contexte étant des facteurs subjectifs déterminants pour évaluer la perception et la pertinence d’une œuvre artistique subversive diffusée à un instant précis. Les rapports entre l’espace, le temps et le message sont importants. Modifier l’un d’eux implique une modification de la compréhension des autres facteurs. Diffuser un message dans un lieu alternatif à une date symbolique n’est pas la même chose que diffuser ce même message dans une salle municipale à une date quelconque.
Chaque instant où s’exprime notre subjectivité, est une victoire sur ceux qui veulent nous imposer une façon de vivre et de concevoir l’existence.
Beaucoup pensent que l’on peut combattre et militer pour une musique politique et engagée à l’intérieur de l’industrie du disque. La dépendance à celle-ci pouvant être, soit physique, soit morale, soit les deux. Un peu comme ces socialistes qui pensent pouvoir réformer le capitalisme et lui donner un visage humain en injectant une dose de social dans son fonctionnement, alors que cela ne fait que légitimer un système dominant. Nous pensons que cela implique obligatoirement une soumission à des valeurs qui sont totalement incompatibles avec les idées défendues (l’anticapitalisme par exemple, terme très à la mode…). C’est comme si une organisation anarchiste se présentait à des élections.
Nous ne prétendons pas êtres des puristes (même si certains titres de nos disques disent le contraire) au sens strict du terme. Nous prétendons simplement être sincères et soucieux d’une éthique qui nous accompagne à chaque instant de nos vies et que nous tentons constamment de mettre en application. Nous ne partageons pas non plus les analyses cyniques de ceux qui critiquent « les artistes » à travers de jolies brochures ou fanzines, mais qui n’ont jamais rien pratiqué ou créé. En gros, qui n’ont jamais pris de risques et n’ont jamais mouillé le maillot. Enfin si, ils ont créé des analyses intellectuelles sur un univers et un milieu qu’en réalité ils ne connaissent qu’en tant que spectateurs ou ex-admirateurs déçus.
Comment pourraient-ils proposer des alternatives ?
Quelle légitimité ont-ils pour parler et s’exprimer sur le sujet ?
On peut faire le parallèle avec les « spécialistes intellos » qui s’expriment sur les luttes de l’immigration, les luttes dans les quartiers populaires, et bien d’autres.
Malgré la radicalité de notre propos, il ne faut pas y voir un enfermement et un pessimisme réducteur. Au contraire, nos réflexions ont pour but de donner des arguments et des outils tirés de l’expérience à ceux qui veulent pratiquer et créer de façon alternative. Nous n’avons rien inventé, nous ne sommes pas nés « artistiquement et politiquement ». Nous avons expérimenté d’autres façons de faire et de diffuser notre musique. Notre conception de l’indépendance musicale a évolué. Nous nous sommes aperçus que la radicalité de nos propos et notre exigence d’une « éthique artistique » menaient vers des pratiques issues des milieux libertaires. Avec le temps, le militantisme et la pratique artistique se sont imbriqués jusqu’à être intimement liés et inséparables l’un de l’autre.
Nous estimons qu’il faut garder les pieds sur terre et être proches des gens dont nous estimons être, le temps que dure une chanson, un concert ou même à chaque instant de nos vies, les porte-parole ou les chroniqueurs sociaux. Nous pensons, au risque de nous faire taxer de fanatiques, que la politique est partout. Tout est politique dans le monde où nous survivons et évoluons socialement. La musique et notre scène musicale le sont donc aussi : politiques !
Celles et ceux qui prétendent ne coller aucune étiquette sur leur musique et militer à un niveau personnel ont fait le choix facile de la passivité et du statu quo. Par leurs absences de positionnement clair, ils font en fait le jeu du système et de l’industrie du disque. Nous leur disons : « Assumez une fois pour toutes que le déroulement des choses ne vous dérange pas, que votre dénonciation n’est qu’une complainte d’aigris qui réside uniquement dans le fait qu’à la place des miettes que l’on vous donne vous souhaiteriez avoir une part plus grosse de la brioche. »
Par respect pour ceux qui survivent quotidiennement, nous n’utilisons pas non plus nos vies « difficiles » comme un argument pour justifier la reproduction d’un schéma d’exploitation qui masque une simple envie de rentrer dans le système et profiter des richesses que le système accorde à quelques-uns.
Ne nous taxez pas de haineux. À la différence de certains, nous ne sommes pas des artistes indépendants et militants par dépit, mais par choix ! Ce n’est pas suite à des déceptions humaines et financières que nous sommes devenus des rappeurs engagés et indépendants. Notre positionnement découle d’une longue réflexion tirée de l’expérience. Nous sommes sérieux et parfois graves, mais pas du tout pessimistes et renfermés sur nous-mêmes. Notre espoir est teinté de mélancolie, mais nous sommes heureux de lutter pour faire avancer notre conception d’une scène rap alternative et militante !
On n’est pas bien, là ?
A suivre…
(Paru dans le Fanzine Barricata n°20 - 01/10)
Skalpel de la K-bine